Benjamin Rosenbaum
Relancer l'horloge
L'agent immobilier de Chez les pirates ! était vieille. Alors là, vraiment. C'est toujours difficile à dire pour les croulants, mais il devait bien s'agir d'une Trente. Ils n'ont pas la peau aussi souple que nous, cela dit, en se tartinant d'huiles et de poudres qui vont bien ils peuvent éviter le pire en fait de rides. Celle-ci ne s'en était pas donné la peine ; elle avait de vrais sillons sur son front et autour des yeux.
Et puis elle s'habillait comme une maman : robe droite avec par-dessus un tablier à froufrous, gants blancs à la Betty Crocker.1 D'un autre côté, quand on se balade en plein Montana avec ces seins et ces hanches monstrueux qui ondulent, on n'a sans doute pas trop le choix en matière de look.
Elle a parlé à quelqu'un dans son van, à l'arrière, et s'est dépêchée de nous rejoindre. « L'endroit est charmant, nous a-t-elle dit d'emblée. Dans un très bon quartier.
-- Hé, regarde, Suzie, voilà ta maman ! a chuchoté Tommy dans mon oreille. Son haleine me chatouillait, je lui ai donné une bourrade.
D'accord, la résidence était luxueuse. On se tenait à l'ombre de la proue du galion qu'on était venus visiter, elle faisait près de vingt mètres de haut. Autour de nous, toute une flottille de navires de guerre - sloops, frégates ou corvettes - trônait sur les pelouses manucurées, le long des rues grises. La plupart des propriétés étaient fermées (mais le jardin toujours impeccable), seules quelques-unes avaient l'air habité : on voyait devant des trucs qui traînaient, des trous creusés au bulldozer de poche et abandonnés, et des bannières, emblèmes de clans, hissées sur les grands mâts. Des canons à eau menaçaient les passants.
J'ai mis les mains dans mes poches de pantalon et j'ai tripoté les bouloches dedans. « Bon, alors c'est pour les Neuf, ici ? »
La Trentenaire Archétypale a froncé les sourcils. « Madame, je crains que la loi anti-discrimination de 2035...
-- Oui, d'accord, ni sur la race, ni sur le sexe, l'étiage, l'âge chronologique, les orientations de stimulation ou l'origine nationale... Je connais la loi ! Mais qui d'autre irait vivre chez les pirates, hein ? »
Mâdâme Trente a ouvert la bouche mais n'a rien dit.
« Ou qui pourrait se le permettre ? » a remarqué Shiri.
Elle avait foncé sur l'échelle de corde, l'avait déjà à moitié grimpée. Ses baskets rouge cerise tâtonnaient le flanc du bateau à la recherche de la lisse qui faisait le tour du château. Les mains de la croulante tremblotaient dans une espèce d'esquisse de crispation impuissante. Ils font tout le temps ça, les vieux, quand ils nous voient grimper.
« Alors, t'es pauvre ? a demandé Tommy. C'est pour ça que tu t'habilles comme ça ?
-- N'embête pas la dame », a grommelé Max.
Max, c'est notre mascotte, le petit Huit. Il est bien plus attentif que nous aux propos discriminatoires, et puis, d'une manière générale, c'est le plus gentil d'entre nous. Je ne crois pas que cela vienne de son étiage ; à mon avis, il est comme ça, tout simplement. Il a été boosté : il dépasse tout juste le mètre, mais ses muscles à ingénierie biologique font penser à des pamplemousses. Il doit manger tous les jours entre une livre et un kilo de steak de soja médicalisé rien que pour conserver sa masse musculaire.
La Trente a porté la main à ses yeux et battu férocement des paupières, comme si elle allait se mettre à pleurer. Alors là, j'étais curieuse de voir ça ! Ils ne pleurent presque jamais, et on n'avait même pas été si méchants. Elle m'a fait de la peine, je suis allée près d'elle et ai mis ma main dans la sienne. Elle a eu un sursaut et l'a retirée tout de suite. Bon, tant pis pour le geste de rapprochement inter-étiages.
« D'accord, on va visiter la maison, j'ai proposé en remettant les mains dans mes poches.
-- Le galion, a-t-elle rectifié d'une voix tendue.
-- D'accord, le galion. »
Elle a sorti un passe d'un geste crispé, a fait le mudra qui allait bien, une passerelle s'est abaissée. Joli.
Bon, pour tout dire on était vachement excités. Notre clan devait vraiment bouger - enfin, nous quatre on en était sûrs. On en avait marre de vivre dans le ghetto, dans trois maisons de ville datant du vingtième siècle au milieu de ce quartier « multi-étiages » à Billings, plein de Treize, Quatorze et Quinze en vadrouille. Alors là, voilà des gens durement frappés par le SCAD : quand le virus leur est tombé dessus, leurs pituitaires et leurs thyroïdes sont restées en position ouverte comme des vannes bloquées ! Je ne parle même pas du gigantisme ou de l'overdose continuelle, depuis trente ans, d'hormones de croissance, testostérones, œstrogènes et androgènes qui leur détruisent la santé. Non, chez eux le vrai problème est social : criminalité, violence, orgies, jalousie... sans compter leur tendance à pleurer constamment sur eux-mêmes.
Oui, mais Max les aimait bien. Et, dans l'ensemble, ça nous avait amusés de vivre dans le ghetto. Aux goûters d'anniversaires, on aimait bien choquer les autres clans en leur donnant notre adresse. Cela dit, c'était valable pour les huit à la fois, avant que Katrina et Ogbu partent pour le sud. À huit, on se sentait forts, invincibles, on pouvait se permettre de se moquer de n'importe qui.
J'ai suivi les autres dans le carré du galion. On voyait des consoles de jeux sur les murs, une piscine sous un plancher transparent rétractable en super-céramique. Le plafond (qui devait correspondre au pont principal) se trouvait dix mètres au-dessus de nous, et on pouvait grimper tout là-haut avec des cordages. Un perroquet battait vaguement des ailes sur un perchoir ; il avait l'air vrai mais ne l'était sans doute pas. J'ai passé une ou deux cloisons. Pas mal de coins retirés pour dormir, des placards, des étagères, des stations informatiques (classiques ou à projection rétinienne)... Je me suis connectée sur l'une d'elles en tant qu'« invité ». Bonne bande passante, d'accord. Je m'habille peut-être comme un boursicoteur du vingtième siècle, avec costume croisé et bretelles, mais en fait je suis metteur en scène de données publiques. (Il n'y a pas tellement de Neuf artistes ; avec notre obsession pour la résolution de problèmes et notre sens aigu de la compétition, nous faisons de bons spéculateurs, parieurs, analystes et biotechniciens, ce sont les domaines où nous nous sommes taillés une réputation et gagnons le plus d'argent. Peu d'entre nous ont suffisamment de patience pour s'intéresser à l'art.)
Je me suis déconnectée. Max s'était déshabillé et avait piqué une tête dans la piscine, Tommy et Shiri rebondissaient sur le trampoline et se la jouaient. L'agent immobilier avait renoncé à nous faire écouter son baratin de vente. Assise sur une chaise gel souple, elle se massait la plante d'un pied. Je suis allée dans la cuisine. Une immense table, un tas de chaises et de grandes balles pour s'asseoir, un énorme central nutritif programmable.
Je suis ressortie et suis allée voir la dadame. « Y a pas de cuisinière.
-- Une cuisinière ? »
Elle a cligné les yeux. J'ai fait passer ma main sur une bretelle. « Je fais la cuisine, j'ai expliqué.
-- Vous faites la cuisine ? »
Je me suis un peu crispée - j'en ai marre de m'entendre dire que les Neuf ne cuisinent pas - et puis j'ai vu son regard. Il brillait de joie, une joie attendrie. Ça m'a rappelé ma mère qui s'était extasiée à n'en plus finir sur des cookies dur comme le roc que je lui avais fait cuire un matin d'hiver dans un taudis du Maryland, à l'époque où mon étiage se confondait encore avec mon âge. Ma mère qui tenait devant moi sa robe de mariée qu'elle comptait me donner plus tard - mon menton arrivait au niveau de la taille en dentelle. Un soir, quand j'étais à la fac, j'ai levé les yeux sur elle de l'autre côté de la table où on dînait, en plein milieu d'une phrase (j'étais en train de lui parler du Chapeau du chat, mon documentaire auto-distribué, un pamphlet sans concession pour l'émancipation des moins de Cinq : comment la cybernétique libérerait les Tout-Petits d'une vie entièrement dépendante), et j'ai vu dans ses yeux qu'elle ne m'écoutait plus depuis longtemps. Pour elle je n'étais pas une Neuf, j'avais neuf ans. Ce n'était plus moi qu'elle regardait, mais un horizon lointain, un autre maintenant, un autre moi, où j'étais une Femme ! Où de gros gras globes pectoraux ballottaient sur ma poitrine de vraie femme, où j'étais aussi haute qu'une porte, folle des hommes, bonne à marier : un énorme monstre sexué, comme elle ; une matrice ambulante, la Mamma. Voilà ce qu'elle attendait, que sa Susan devienne une femme. Et cela ne se produirait jamais.
-- Oui, je fais la cuisine », j'ai confirmé en évitant les yeux de l'agent.
J'ai remis les mains dans mes poches. Je n'aurais pas craché sur un câlin, mais Max était encore sous l'eau et Tommy et Shiri essayaient chacun de faire tomber l'autre du trampoline. Je suis sortie.
« On peut très bien installer un module de cuisine ! » a crié la Trente à l'intérieur.
Dehors, un pigeon picorait le gazon. Il avait l'air suffisamment galeux et inquiet pour être réel. Je l'ai regardé un moment, et puis mon oreillette a sonné. J'ai fait le mudra d'acceptation de l'appel.
« Suzie ? a dit Travis.
-- Pourquoi tu poses la question, Travis ? Tu crois que quelqu'un d'autre porterait mon oreillette ?
-- Suzie, Abby est partie.
-- Comment ça, partie ?
-- Elle ne répond pas quand on l'appelle, et son localisateur est déconnecté. Je ne peux la trouver nulle part ! »
Quand Travis s'énerve, il a tendance à couiner. Là, on aurait dit une souris prise au piège.
J'ai jeté un coup d'œil au tatouage lecteur d'activité de ma main gauche. Travis était bien chez nous. J'ai fait le mudra pour Abby : pas de localisation. « Ne bouge pas, Travis. On arrive. »
J'ai couru sur la passerelle. Max s'était rhabillé, il se séchait les dreadlocks avec une serviette prise sur le portemanteau à côté de la piscine. Tommy et Shiri, assis autour d'une table avec l'agent immobilier, regardaient des documents sur l'écran-plateau du meuble.
« Faut qu'on y aille, j'ai annoncé. Une urgence. » Max a tout de suite été près de moi.
« Hé, on veut s'installer ici ! a crié Shiri.
-- Shiri, on devra d'abord en parler tous ensemble, je lui ai dit.
-- Parler de quoi ? a protesté Tommy. On adore !
-- Mais c'est la première maison qu'on visite !
-- Et alors ? »
L'agent immobilier nous regardait d'un air artificiellement neutre. Je ne voulais pas avouer qu'Abby avait disparu, pas devant elle, pas devant quelqu'un qui avait écrit en lettres géantes sur la figure : « Pouvez-vous vraiment vous débrouiller sans aucun adulte pour veiller sur vous ? » J'ai sorti les mains de mes poches et ai serré les poings. « Vous êtes trop bêtes ! j'ai dit.
-- C'est quoi l'urgence ? a demandé Max calmement.
-- Je sais très bien ce que vont en penser Travis et Abby, a assuré Tommy. Ils veulent complètement une maison comme ça. Allez, on la prend, après on aura toute la journée à nous.
-- Oui, allons faire de la glisse ! s'est écriée Shiri.
-- Travis et Abby n'ont même pas dit qu'ils étaient d'accord pour changer de maison, j'ai rappelé. Sans parler de celle-là ! »
J'ai senti la main de Max sur mon épaule.
« Mais ça, c'est parce qu'ils l'ont pas vue, a affirmé Tommy.
-- L'urgence, c'est quoi ? a redemandé Max.
-- Je suis sûre qu'il y a eu un accident de train et que Suzie veut être la première goule dessus sur son écran, a supposé Shiri.
-- Allez tous chier ! » j'ai crié.
Je suis sortie, l'adrénaline me faisait trembler. Je suis montée dans notre mini-voiture et l'ai démarrée. J'ai vu Max quitter la maison en catastrophe et me suis glissée à la place passager. Il s'est mis au volant.
« On les récupérera plus tard, a-t-il dit, ou bien ils prendront un taxi. Qu'est-ce qui se passe ? »
J'ai fait le mudra pour Abby et lui ai montré ma paume. « Abby a disparu. Travis ne l'a pas vue et elle ne répond pas. »
Max a quitté le stationnement. « Elle a quitté la maison tôt ce matin avec le vieil appareil photo noir et blanc que tu lui as donné. Elle voulait se balader. »
J'ai déplié l'écran sur le tableau de bord côté passager et me suis connectée. « Ce n'est pas une raison pour débrancher son localisateur ! J'espère au moins qu'elle n'est pas restée dans le quartier. Imagine un peu ce que ça peut donner, une Neuf qui se promène toute seule dans le ghetto en prenant des photos ! »
La voiture a filé à toute vitesse, le moteur ronronnant. Nous sommes sortis de chez les pirates et avons pris une rampe sur la 90. « Abby n'est pas bête à ce point », a fait Max.
Mais il ne semblait pas très sûr de lui. Abby est impulsive, et elle avait l'air triste ces derniers temps. « La police ? » il a suggéré au bout d'un moment.
Je lui ai lancé un coup d'œil mauvais. Les flics sont tous des croulants : à cause de la taille minimum, il n'y a personne en-dessous de Douze chez eux, et, d'une manière générale, les Ados sont trop turbulents et pas assez formés. Je ne connaissais personne dans la police que j'aurais pu mettre sur le coup, et Max non plus. « Non, on attend d'avoir davantage d'informations, j'ai décidé. Tais-toi et laisse-moi bosser ; va vers la maison. »
On croit souvent que les données vidéo publiques constituent des archives pérennes, universelles et bien ordonnées de tout ce qui peut se passer, que les images y sont nettes, prises sous divers angles. Eh bien, la tâche des gens dans ma partie consiste précisément à perpétuer cette illusion. En fait, les informations des caméras de surveillance se révèlent étonnamment lacunaires. Des millions de camessaims se promènent dans tous les lieux urbains, mais elles tombent souvent en panne partielle, sont vulnérables aux ondes parasites, et fournissent des images granuleuses, floues, qu'il faut faire passer par tout un tas d'algorithmes de reconstruction très imaginatifs pour obtenir quelque chose de regardable. Bien sûr, une quantité de caméras de meilleure qualité envoient leurs données sur le net, mais souvent dissimulées dans un labyrinthe byzantin de permissions et protocoles d'accès. Et puis on a aussi des milliards de détecteurs de mouvements, de prises son, de balises de localisation et de moniteurs de circulation à prendre en compte, qui ne sont pas forcément coordonnés les uns aux autres. En quelques heures le dimanche matin, une surface de un kilomètre carré au centre-ville de Billings produit suffisamment de données pour saturer tous les ordinateurs cumulés du vingtième siècle, et en plus toutes les bibliothèques papier cumulées des siècles précédents. Un vrai fouillis !
Mais je connais mon boulot. J'avais suffisamment d'images d'Abby dans mes archives personnelles pour constituer un bon chien de chasse ; j'en ai programmé une douzaine d'exemplaires et les ai implantés à bon escient. Les réponses n'ont pas tardé à revenir : Abby avait traversé la rue devant chez nous à 09:06 et avait débranché son localisateur - exprès, sans doute, puisque le fichier log ne signalait aucune erreur. Elle avait pris des photos dans le parc jusqu'à 09:56. Là, elle avait discuté avec deux Quinze et leur avait pris quelque chose. Je ne pouvais pas voir quoi, la qualité de l'image était trop mauvaise, mais l'idée suffisait à me hérisser les cheveux sur la nuque.
À 10:03, je la perdais. Elle avait pris un ascenseur dans une banque, ensuite plus rien. Dans cette partie de la ville, il y a tout un réseau de passerelles privatives, et un tram aérien, moins densément monitorés. Là, je me sentais vraiment inquiète : ce coin était idéal pour me semer si c'était le but.
Je suis passée sur toutes les issues des passerelles, et dans le tram, pour chercher Abby. J'ai même acheté sur le marché un peu de puissance supplémentaire pour avancer plus vite dans les données. Rien.
Max avait engagé la voiture au milieu des flèches et des allées de Billings. Les ombres tachetées portées par le métal et les plastiques et céramiques transparents ondoyaient sur la mini-voiture. J'ai regardé la foule des piétons autour de nous, de tous étiages, tailles et couleurs. Une très vieille femme avançait lentement sur le trottoir roulant, juste au-dessus ; elle devait bien avoir quatre-vingt-dix ans d'étiage, ce qui lui faisait dans les cent vingt années d'existence. Et elle marchait, tout doucement, par ses propres moyens. On ne voit pas ça tous les jours.
Je suis revenue à des images plus anciennes, prises pendant un goûter d'anniversaire, et ai isolé une séquence où on voyait marcher Abby. J'ai bâti à partir de là un profil ergodynamique que j'ai transmis à mes chiens de chasse.
Et voilà. À 10:42, Abby avait quitté le tram aérien, déguisée. Chaussures à semelles compensées, gabardine, faux seins, rembourrages aux hanches et aux épaules : elle voulait avoir l'air d'une Quatorze. C'était ridicule, on se serait cru à Halloween. Elle avait pris un morceau de papier dans sa poche et l'avait regardé.
À 10:54, elle se trouvait dans un quartier louche. « Va au coin de la 30ème et de Locust, j'ai dit à Max.
-- Merde ! Et la police ?
-- Je n'ai rien pour l'instant qui pourrait l'intéresser, rien qui indique qu'on l'a forcée à quoi que ce soit.
-- Alors il nous faut d'autres renforts, a affirmé sombrement Max.
-- Ouais. »
J'ai levé les yeux sur lui. « Tu peux nous en avoir ?
-- Je crois. »
Il a fait quelques mudras d'appel d'une main et a commencé à parler : « Hé, Dave, comment ça va ? Écoute, vieux... » Je me suis concentrée sur mes recherches pendant qu'il poursuivait ses appels.
Je perdais la trace d'Abby à 11:06. Un Quinze pachydermique la poussait à l'intérieur d'un immeuble, il avait la main sur son coude. Les données biométriques fournies par quelques camessaims médicales qui traînaient indiquaient un pouls rapide chez elle. Devais-je envoyer ça à la police, est-ce que ça suffisait à prouver qu'on avait entraîné Abby contre son gré ? Mais à quoi elle jouait, avec son déguisement, ses déplacements furtifs en ville ? Je risquais peut-être au contraire de lui attirer des ennuis...
Et si elle était en train d'acheter de la drogue ?
« Au coin de Parkhill et de la 32ème », j'ai indiqué à Max. Je ne faisais plus de mudras, je regardais simplement cette dernière image : Abby et le géant qui l'entraînait dans un coin obscur.
« Tu peux nous retrouver au coin de Parkhill et de la 32ème ? a relayé Max. Bon sang, je sais bien, vieux... c'est justement pour ça qu'on a besoin de toi ! »
Quand on est arrivés, cinq copains à lui nous attendaient. Quatre venaient de toute évidence de son club de gym. Deux d'entre eux devaient être des Neuf ou des Dix (un avait le teint basané, l'autre, un roux, des taches de rousseur), leurs muscles étaient encore plus développés que ceux de Max, leurs têtes trônaient comme de petites bogues en haut de leurs corps de culturistes. Les deux autres étaient des Ados boostés, des Quinze, peut-être des Seize. Leurs faces de blonds, aux pommettes slaves, surmontaient des torses qui faisaient penser à de grands divans super-rembourrés ou à des frigos industriels. Ils avaient des doigts du diamètre de mon avant-bras, des cuisses aussi grosses que moi. Je ne voyais même pas comment ils allaient pouvoir pénétrer dans le bâtiment.
Et puis il y avait la cinquième, une Trois augmentée. Elle se tenait un peu à l'écart, ses tout petits bras le long du corps. Les autres avaient manifestement peur d'elle. Elle scrutait les nuages d'un œil marron très doux, un sourire angélique sur le visage. L'autre œil était un joyau étincelant : un connecteur laser ; divers ports et branchements luisaient sur son crâne brun, au milieu de ses tresses afro.
Max a arrêté la voiture.
« C'est qui, la Trois ? » j'ai demandé.
Il s'est tourné vers moi. Il avait l'air inquiet, comme s'il pensait que j'allais me moquer de lui. « C'est ma sœur, Carla.
-- Super », j'ai répondu tout de suite.
Il est sorti de la voiture avant que j'aie pu ajouter autre chose d'encore plus stupide, du genre : « C'est formidable que vous soyez restés proches ! »
J'ai ouvert ma portière et me suis immobilisée ; Carla fonçait sur nous. « Max ! » elle a pépié. Elle s'est jetée sur lui et lui a entouré la taille de ses petits bras, le visage dans son estomac.
« Coucou, ma chérie », il a répondu en la serrant lui aussi dans ses bras.
J'ai regardé mon lecteur palmaire ; il était vide, tout comme l'écran dans la voiture. J'étais prête à parier qu'on ne pouvait rien enregistrer à proximité de Carla. On pouvait s'amuser à suivre des Deux ou Trois augmentés dans les données publiques grâce à ce genre d'absences, aux pannes provisoires inexplicables qui se produisaient dans leur sillage. J'ai même réalisé un documentaire expérimental sur l'augmentation des moins de Cinq, constitué de ces prises lacunaires. Je l'ai intitulé Prenez garde à ce que vous souhaitez. Il s'agissait d'une espèce de suite mélancolique, des années après, au Chapeau du chat.
« Porte-moi ! » a fait Carla, et Max, bien gentiment, a installé son petit corps sur ses épaules.
« Carla, voici Suzie, a-t-il annoncé.
-- Je l'aime pas », a répondu Carla.
Le visage de Max s'est affaissé sous l'effet de la crainte, et mon cœur a fait un bond. J'ai serré si fort la portière que mes ongles se sont enfoncés dans le plastique.
Carla a explosé en gloussements. Elle en hoquetait. « Je - rigole - c'est tout ! » a-t-elle réussi à prononcer. « Vous êtes trop bêtes ! »
J'ai essayé de sourire. Max, tout doucement, s'est tourné vers la porte de l'immeuble. C'était une monstruosité d'acier impressionnante, le genre avec un tableau d'accès biodynamique relié à un système de sécurité. En principe ces trucs-là, non connectés au net, ne sont pas accessibles au hackage. Carla a bougé la main et l'huis s'est ouvert sans histoire. Les quatre gars pleins de muscles se sont rués à l'intérieur ; ils avaient hâte de trouver Abby et de s'éloigner de Carla. On les a suivis, la petite toujours sur les épaules de son frère.
La cage d'escalier était sombre, elle puait l'Ado : la glande d'Ado et ses excrétions corporelles, étalées partout, rancies. La plupart des murlumens étaient morts ; il en restait un peu d'actifs au sommet, mais en mauvais état de marche, qui lançaient des éclairs verts et rouges. Les corps musclés devant nous montaient les marches dans une lumière stroboscopique.
C'est le rouquin qui est arrivé le premier à la porte en haut. Il a tendu la main vers la poignée et on a tous entendu un gémissement prolongé, suivi d'une série de grognements, presque féroces. Ensuite un son plus doux : un geignement haut perché, féminin, émis par une personne à la torture, désespérée.
Carla s'est mise à pleurer. « J'aime pas ça !
-- Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie ? a demandé Max d'une voix emplie d'effroi. Qu'est-ce que tu vois derrière la porte ?
-- Ne lui demande pas ça ! j'ai aboyé. Change-lui plutôt les idées, crétin !
-- Max, tu veux que je fasse partir ça ? a braillé Carla. Tu veux que je les arrête, Max ?
-- Non ! »
Son frère et moi avions crié en même temps.
« Max, j'ai repris du ton le plus aimable possible, si Carla et toi alliez gentiment jouer dans la voiture ?
-- Mais je devrais peut-être... » a commencé Max en me regardant, le visage encadré des minuscules genoux tout tremblants de Carla.
« Tout de suite ! » j'ai glapi avant de passer devant eux.
Maintenant on entendait haleter derrière la porte, en plus des grognements. Les Monsieur Muscle me jetaient des coups d'œil inquiets. J'ai entendu les pas de Max qui redescendaient l'escalier. Il s'est mis à chanter : « Promenons-nous dans les bois ».
« Foncez ! » j'ai sifflé en montrant la porte. Les deux Neuf se sont jetés dessus ; leurs épaules ont fait plier l'huis, mais il a tenu. À l'intérieur, un cri étranglé a retenti. Les deux Ados boostés se sont appuyés contre le mur et l'un contre l'autre, ont plié les genoux, ont casé leurs épaules sous les fesses des Neuf. « Attention... go ! » a crié le plus balèze, et ils ont poussé tous les quatre. La porte s'est ouverte à la volée, les musclés se sont étalés par terre. J'ai foncé par-dessus eux, sautant d'une fesse à une épaule, un dos, une autre épaule. J'étais passée.
Sur un tapis tigré entouré d'ordures, deux énormes Quinze tout nus ont levé les yeux sur moi. La peau du mec n'était qu'un tas de boutons d'acné et de gras ; ses cheveux sales atteignaient ses épaules aux muscles bosselés. La fille était clouée sous lui, ses seins gigantesques jetés de part et d'autre de sa cage thoracique menue, les genoux enroulés autour des hanches du gars. Dans la jungle foisonnante de leurs toisons pubiennes, on voyait un morceau de pénis semblable à un pont violet tout engorgé.
« Beeerk ! » j'ai crié tandis qu'ils se plaquaient à terre et tiraient sur eux le tissu à motifs tigrés. « OÙ EST ABBY ?
-- Salut Suzie », m'a saluée Abby plutôt sèchement.
Vêtue d'une salopette blanche, elle était installée dans un fauteuil bien rembourré, à ma gauche, un stylo et un bloc-notes à la main.
« Mais qu'est-ce que tu fabriques ? j'ai hurlé.
-- Je pourrais t'en demander autant. »
Elle a désigné le tas de types pleins de muscles qui se remettaient sur pied à la porte, l'air ahuri.
« Enfin, Abby, tu as disparu ! » (Je bougeais les bras comme un Macromuppet.) « Ton localisateur - ce coin louche - un déguisement - j'ai eu peur - aaah !
-- Et tu comptes me traquer avec une petite armée chaque fois que je débrancherai mon localisateur ?
-- OUI ! »
Elle a soupiré et posé son attirail. « Je suis vraiment désolée, a-t-elle annoncé aux Quinze. De toute manière le temps que je vous ai réglé était presque écoulé. Euh... ça vous embête si mon amie et moi restons un peu ici pour discuter ?
-- Ouais ! a graillonné la fille.
-- Allons, viens, Abby, j'ai dit. Ils ne peuvent pas s'arrêter comme ça en plein milieu. Ils ont besoin de, enfin, tu vois, de terminer ce qu'ils sont en train de faire. Tant qu'ils n'en auront pas fini ils ne pourront pas aligner deux idées.
-- D'accord. Ça va. Euh... merci bien. »
Dans l'escalier, j'ai demandé : « Mais tu ne pouvais pas simplement regarder une chaîne porno ?
-- Ce n'est pas pareil, tout est bien calibré, commercial. Je comptais les interviewer avant et après. Il faut que je sache... comment ça fait.
-- Pourquoi ? »
Elle s'est arrêtée au milieu des marches, et moi aussi. Les copains de Max sont sortis en grommelant dans la rue, nous nous sommes retrouvées seules au milieu des éclairs vert et rouge.
« Suzie, je vais redémarrer l'horloge »
J'ai cru qu'on venait de me verser un seau d'eau glacée dans le dos. « Tu quoi ?
-- Je vais prendre le traitement. »
Elle parlait vite, comme si elle avait peur que je l'interrompe. « Ils se sont beaucoup améliorés ces deux dernières années, il n'y a pour l'essentiel aucun effet secondaire. Ils ont même fait des progrès avec les bébés. D'ici cinq ans, on pense que la plupart ne seront plus arrêtés à la naissance, et... »
Les larmes avaient déjà jailli de mes yeux. « Mais de quoi tu parles ? j'ai beuglé. Pourquoi tu as l'air de dire qu'on a besoin de nous soigner ? » J'ai donné un coup de poing dans le mur et ça m'a fait mal. Je me suis assise dans l'escalier et j'ai pleuré de plus belle.
« Suzie », a repris Abby. Elle s'est posée à côté de moi, m'a mis la main sur l'épaule. « J'adore la vie qu'on mène... mais j'ai envie de...
-- Ça ? » j'ai crié en montrant le haut des marches, où les grognements avaient recommencé. « C'est ça que tu veux ? Tu préfères ça à nous ?
-- Je veux tout, Suzie. Toutes les étapes de la vie...
-- Ben voyons ! Toutes ces crétines d'étapes définies par ce crétin de Dieu, celui qui nous a donné aussi la mort et le cancer, et... »
Elle m'a saisie aux épaules. « Suzie, écoute-moi. Je veux savoir ce que ça fait, ce qu'ils font en haut. Peut-être que ça ne me plaira pas, dans ce cas je ne le referai pas. Mais je veux avoir des bébés.
-- Des bébés ? Enfin, Abby, tes ovules ont quarante ans !
-- Mais oui ! Justement, mes ovules n'ont que quarante ans, et la plupart doivent être encore bons. Tu veux que ce soient les croulants qui aient des enfants, Suzie ? Le monde repart, tu vois, et je...
-- Le monde allait très bien ! »
Je l'ai repoussée. « Le monde était impeccable ! » La morve et les larmes, salées et gluantes, coulaient de mon nez, entraient dans ma bouche. Je me suis essuyé la figure sur la manche de mon costume de boursicoteur, et elles ont laissé dessus une traînée d'escargot. « Tout allait bien...
-- Mais ça ne changera rien entre nous tous...
-- N'importe quoi ! »
Je me suis relevée d'un bond, ai attrapé la rampe pour ne pas tomber. « Parce que tu vas vivre avec nous dans un galion avec des canons à eau et aller à des goûters d'anniversaire, peut-être ? Mais non, Abby, ne te raconte pas d'histoires ! Voilà ce que tu vas connaître ! » (J'ai montré du doigt le haut de l'escalier.) « La jalousie sexuelle, le sexe comme monnaie d'échange, la tromperie, l'exclusivité sexuelle aliénante, la monogamie à géométrie variable, le divorce, tout ce jeu dément, imbécile, assommant...
-- Suzie... a-t-elle fait d'une toute petite voix.
-- Non ! Si c'est ce que tu veux, ne traîne pas ! Si tu dois le faire, fais-le, mais alors tu nous fiches la paix, d'accord ? On ne veut plus de toi. »
Je lui ai tourné le dos et ai repris l'escalier. « Fiche le camp. »
Max m'attendait au bas des marches. Je n'ai pas aimé la manière dont il me regardait, et suis passée devant lui sans un mot.
Les gars de son club de gym, installés dans leur voiture, se régalaient de sandwiches sous-marins longs d'un mètre. Carla, assise sur les marches menant à la porte, parlait à une poupée de chiffons. Elle m'a regardée, son œil-joyau rouge a jeté un éclair - pendant une seconde j'ai cru voir en face le soleil à midi. Ensuite elle a levé les yeux vers le ciel.
« Qu'est-ce qui te fait peur ? » m'a-t-elle demandé.
Je me suis adossée à l'encadrement de la porte sans rien dire. Du vent a soufflé sur la rue, faisant danser des feuilles de papier froissées.
« Moi j'ai peur des vaches, m'a-t-elle informée pour m'aider. Et Millie... » (Elle a levé la poupée vers moi.) « ...elle a peur de, euh, euh, tu sais, le truc quand on prend tout l'argent que les gens dépensent et alors comment ils se regardent ce jour-là et puis on met dedans comment le temps va changer alors on peut chanter pour les chats et tout ? Elle a peur de ça. »
Je me suis essuyé les yeux sur ma manche. « Tu peux voir l'avenir, Carla ? »
Elle a gloussé un peu, puis elle a pris l'air sérieux.
« Vous vous trompez tous là-dessus, c'est juste un jeu que vous inventez. L'avenir, ça n'existe pas.
-- Ça te plaît, d'être augmentée ? j'ai demandé.
-- Oui, moi j'aime mais pas
Millie. Elle dit que ça fait peur mais elle est bête. Millie, elle
voudrait qu'on soye comme les gens et les arbres et qu'on n'aurait pas
à arranger tout le temps des trucs. Mais alors on pourrait pas jouer
avec bolchoï-gemeinschaft-epistémé-
-- D'accord.
-- Max va sortir avec Abby dans quatre mille cinq cent soixante-deux millisecondes quand j'aurai fini de parler - là - et la cohésion prévisionnelle du groupe croît de trente-six pour cent si vous vous disputez pas maintenant alors tu devrais prendre la mini-voiture et moi j'irai me promener avec eux et j'aimerais tellement vivre chez vous mais je sais que je fais trop peur mais ça fait rien mais je pourrai venir pour l'anniversaire de Max ?
-- Oui. Et puis tu peux venir aussi pour le mien.
-- C'est vrai ? Je peux ? »
Elle a sauté sur ses pieds et m'a serrée dans ses bras, la joue contre ma poitrine. « Ouah, je savais même pas que t'allais dire ça ! » Elle s'est écartée, radieuse, m'a montré la voiture. « D'accord, alors tu t'en vas, vite ! Au revoir ! »
Je suis montée dans la voiture et j'ai appuyé sur le bouton pour lancer le moteur. Carla m'a fait signe de la main, et elle a levé le bras de Millie pour qu'elle me fasse signe aussi. La porte derrière elle s'est ouverte, j'ai vu la chaussure de Max, je suis partie.
À cinq cents mètres de Carla environ, l'écran est revenu à la vie et mon oreillette s'est mise à sonner comme une folle. Je lui ai dit de décrocher pour Travis.
« Abby va bien, je lui ai dit. Elle est avec Max, ils vont rentrer à la maison.
-- Super ! Ouf, j'ai eu peur !
-- Ouais.
-- ... Alors Tommy et Shiri m'ont envoyé une vidéo de la maison. Elle a l'air géniale ! Et toi, tu l'aimes ?
-- Ouais, je l'aime beaucoup. »
J'étais de retour sur la 90. Après les flèches et les trams aériens de Billings, je voyais les banlieues à thèmes devant moi : des moulins à vent, des châteaux, des navires, des dômes, des forêts enchantées...
« Super, parce que je crois bien qu'ils ont déjà signé des papiers, qu'ils m'ont dit.
-- Quoi ? Enfin, Travis, il faut qu'on soit tous d'accord ! »
Au moment où je disais ça, je me suis rendu compte qu'Abby était la seule à ne pas avoir vu la maison du tout. Je me suis agrippée au volant et j'ai éclaté en sanglots.
-- Hein, quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? a crié Travis.
-- Travis ! j'ai braillé. Abby veut redémarrer l'horloge !
-- Je sais, a-t-il marmonné.
-- Quoi ! Tu savais ?
-- Elle me l'a dit ce matin.
-- Mais pourquoi tu n'as rien dit ?
-- J'avais promis !
-- Travis !
-- J'espérais que tu la ferais changer d'avis... »
J'ai pris la sortie pour les Pirates ; il fallait passer par un tunnel de plastique orange décoré tout autour de squelettes animés qui surgissaient du fond des océans. « On ne fait pas changer d'avis à Abby.
-- Mais, Suzie, il faut, oui ! Allons, on va pas partir en morceaux comme ça, après Katrina et Ogbu... »
Il se remettait à couiner comme un rat pris de panique, et tout d'un coup ça m'a complètement écœurée.
« Tu te tais et tu arrêtes de gémir, Travis ! j'ai crié. Soit elle changera d'avis, soit elle changera pas d'avis. Mais elle le fera pas, alors tu vas bien devoir t'habituer ! »
Travis s'est tu. J'ai ordonné à mon oreillette de raccrocher et de bloquer tous les appels.
Je me suis garée devant le galion, me suis bien nettoyé la figure avec un mouchoir trouvé dans la boîte à gants. Mon costume, de qualité supérieure, avait déjà absorbé et digéré toute la morve que j'y avais étalée - les protéines qu'elle contenait lui feraient sans doute le plus grand bien. Je me suis examinée dans le rétroviseur : je ne voulais pas que Madame Trente me voie toute pleurnicharde. Ensuite je suis sortie du véhicule et ai regardé la maison. Tels que je connaissais Tommy et Shiri, ils devaient encore se trouver à l'intérieur, sur la piste de roller ou la salle du rodéo.
Le van vieillot de l'agent immobilier était garé à côté du galion. Une vraie pièce de collection, il devait même marcher à l'essence. Je m'en suis approchée. La porte coulissante était ouverte ; j'ai regardé à l'intérieur.
Une Neuf lisait un livre. On l'avait attifée comme une gamine, des pieds à la tête : couettes, barrettes, T-shirt avec un poney dessus, chaussettes avec des trucs brillants qui pendaient. Si on rapprochait ça de la tenue archi-maman de Madame Trente, c'était parfaitement logique - une logique bien tordue. Pour ma part, je trouve cette version particulière de « Je me cache la tête dans le sable » plutôt déprimante et pitoyable. Mais, après tout, chacun son truc.
« Hé », j'ai fait. Elle a levé les yeux.
« Hum... salut, elle a répondu.
-- Tu habites dans le quartier ? »
Elle a froncé le nez. « Ma maman, euh... elle n'aime pas trop que je discute avec des étrangers. »
J'ai levé les yeux au ciel. « Hé, tu te calmes avec ta comédie, tu veux ? Je t'ai simplement posé une question. »
Elle m'a jeté un coup d'œil. « Vous ne devriez pas laisser parler vos préjugés », elle m'a dit avant de se plonger ostensiblement dans son bouquin.
J'ai entendu dans l'allée le cliquetis des chaussures de la Trente. Mon crâne me picotait. Je flairais quelque chose de pas très catholique.
« Oh, rebonjour ! » a fait la dame d'une voix cordiale bien qu'un peu gênée. « Je vois que vous avez fait la connaissance de ma fille...
-- C'est vraiment votre fille, ou bien vous n'arrivez pas à sortir de vos rôles, vous deux ? »
Madame Trente a croisé les bras et m'a scrutée de ses yeux verts. « Corintha a contracté le Syndrome Contagieux d'Arrêt du Développement à l'âge de deux ans. Elle a commencé le traitement il y a sept ans. »
Je me suis rendu compte tout d'un coup que je restais bouche bée. « Quoi, l'horloge a été redémarrée pour elle, après avoir être restée bloquée sur Deux ? Vous voulez dire qu'elle a passé vingt-cinq ans en petite fille de deux ans sans aucune augmentation ? »
La croulante a passé la tête dans le van. « Tout va bien, ma chérie ?
-- Formidable », a répondu Corintha, toujours cachée derrière son livre. « Mis à part l'intrusion occasionnelle de gens qui ne savent pas de quoi ils parlent.
-- S'il te plaît, Corintha, reste polie.
-- Pardon. »
La Trente s'est tournée vers moi. Je m'étais assise dans l'ouverture du van, je devais avoir les yeux qui me sortaient de la tête. Elle a ri. « J'ai vu vos documentaires, vous savez.
-- Ah bon ?
-- Mais oui. »
Elle s'est appuyée contre son van. « Techniquement, ils sont très bien faits, et ce que vous avez à dire m'a parfois beaucoup intéressée. Celui avec les données lacunaires, eh bien, il m'a vraiment donné l'impression de comprendre ce que peuvent ressentir ces enfants branchés sur l'Internet. »
Sa formulation était bizarre et montrait qu'en fait elle n'avait pas saisi le but du film, mais je me suis contentée de répondre : « Eh bien... merci.
-- Mais, à mon avis, vous vous êtes montrée très injuste envers ceux d'entre nous qui n'ont pas augmenté leurs enfants. À vous entendre, on croirait que les parents n'ayant pas recouru à l'augmentation ont tous succombé au syndrome de Surmenage Parental et ont finalement parqué leurs tout-petits dans des institutions gouvernementales pour ne leur rendre visite qu'à Noël. Ou, sinon, qu'ils mènent avec eux une existence barbare, cruelle, au parfum d'inceste. »
Elle a reporté le regard sur sa fille. « Corintha a été pour moi, à chaque jour de sa vie, une source de joie sans mélange...
-- Maman ! » a protesté Corintha, le nez dans son bouquin.
-- ...mais je n'ai jamais eu l'intention de l'empêcher de grandir. Simplement, je ne pensais pas que l'augmentation soit la bonne solution. Pas pour elle, en tout cas.
-- Et vous avez cru que vous aviez le droit de décider pour elle.
-- Oui ! »
Elle a hoché vigoureusement la tête. « J'ai pensé que j'avais le devoir de décider pour elle. »
La Suzie que connaissent tous ceux qui me connaissent aurait trouvé une réplique cinglante à cette déclaration. Rien n'est venu. J'ai vu que Corintha me jetait un coup d'œil furtif par-dessus son livre.
Nous n'avons plus rien dit pendant un moment. La gamine s'est remise à lire.
« Mes amis sont toujours là ? j'ai demandé.
-- Oui, a répondu l'agent immobilier. Ils veulent acheter l'endroit. À mon avis, six personnes y seront très bien installées, et...
-- Cinq, j'ai dit d'une voix rauque. Je pense que finalement nous serons cinq. »
La Trente a eu l'air perplexe.
« Oh ! Je suis... navrée. »
Corintha a posé son bouquin. « Comment ça se fait ? »
Nous l'avons regardée toutes les deux.
« Ah, c'est une question impolie ? a-t-elle supposé.
-- Plutôt indiscrète, ma chérie, a expliqué la Trente.
-- Hum... » j'ai fait.
J'ai regardé Corintha. « L'une de nous veut... redémarrer l'horloge. Reprendre le cours du vieillissement biologique.
-- Et alors ? a demandé Corintha.
-- Chérie, est intervenue l'autre, parfois, quand les gens... changent... ils ne veulent plus continuer à vivre ensemble.
-- Eh ben c'est vraiment idiot ! Si on ne s'est pas disputé, ou quelque chose comme ça, si c'est seulement quelqu'un qui veut grandir, moi en tout cas je ne chasserais jamais mes amis à cause de ça.
-- Corintha !
-- Et si vous la laissiez parler ? Je fais de mon mieux pour respecter vos idées archaïques concernant les relations parents-enfants, Madame, mais là vous ne me facilitez pas la tâche. »
La Trente s'est raclé la gorge. « Désolée », a-t-elle dit au bout d'un moment.
J'ai observé le grand mât et les canons de notre galion, le rouleau pour le gazon. Cet endroit était vraiment formidable, il y avait tout : trampolines, piscines, cordages divers et variés, des tas de jeux... Je voyais déjà les goûters d'anniversaires qu'on pourrait avoir ici, où on chanterait et on mangerait du gâteau et on aurait des cadeaux et on se lancerait des défis, où tout le monde se ferait tremper, et où il y aurait des pistolets à mousse et des animaux artificiels tout mélangés. On pourrait faire venir des clowns, des acrobates, des conteurs, des magiciens, et le soir on dormirait dans des hamacs sur le pont ou bien on sortirait des couvertures sur la pelouse, sous les étoiles, ou encore on se mettrait tous ensemble dans le gros tas de coussins à la proue.
Mais Abby, je ne pouvais pas l'imaginer ici, pas une Abby en train de grandir, d'augmenter de taille, avec des seins qui pousseraient, qui voudrait avoir des relations sexuelles avec d'immenses hommes poilus comme des singes, ou des femmes, ou les deux à la fois. Elle aurait besoin d'intimité, elle voudrait recevoir ses amies qui auraient aussi relancé l'horloge, pour se raconter des histoires en chuchotant et éclater de rire à propos de la menstruation, des rituels de séduction. Abby aurait un compagnon, puis des enfants.
« J'ai une autre maison plus loin à faire visiter, vers Rimrock Road, a prononcé lentement Madame Trente. Il s'agit d'un vieux manoir, pas aussi luxueux ni... thématique... que cette résidence. Mais le bâtiment principal a été aménagé pour prévoir des activités ludiques de groupe. Et deux constructions annexes, sur la même propriété, permettent un peu d'intimité si on souhaite un style de vie, euh, différent. »
Je me suis levée et j'ai épousseté mon pantalon. J'ai mis les mains dans mes poches.
« Je veux
qu'on aille le voir », j'ai dit.
« Start the clock » - F&SF, août 2004.
French translation first published in Fiction, Tome 10.
Traduction : Sonia Quémener.